Depuis la crise des subprimes de 2008, les citoyens font de moins en moins confiance aux entreprises. En juin 2018, le projet de loi Pacte (Projet de loi relatif à la croissance et à la transformation des entreprises) a été présenté en conseil des ministres. Adopté le 9 octobre 2018 par l’Assemblée nationale, ce projet de loi vise entre autres à ce que les entreprises prennent en compte davantage l’intérêt général, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de leurs activités. Innovation sociale ou greenwashing ?
Vers une modification du Code civil
Le projet de loi propose notamment de modifier l’article 1835 du Code civil, en ajoutant : « Les statuts peuvent présenter une raison d’être, constituée par les principes dont la société se dote »1. Alors que le Code civil ne donnait qu’un seul objet à l’entreprise, « l’intérêt commun des associés » (en d’autres termes, la rentabilité), la modification de cet article permet à toute entreprise de pouvoir se doter d’une « raison d’être ».
Cette raison d’être est une volonté partagée par les associés et « indispensable pour remplir l’objet social, c’est-à-dire le champ des activités de l’entreprise »2. La raison d’être n’est donc pas une notion juridique mais a pour but de donner un sens, un but à la société qu’elle pourra accomplir par ses activités.
A cela s’ajoute la proposition d’un alinéa à l’article 1833 disposant que « La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité »3. Un amendement qui proposait de « tenir compte des conséquences économiques, sociales et environnementales »4 a été rejeté. La modification de cet article est donc surtout symbolique puisque la formulation « tenir compte » aurait davantage responsabilisé les entreprises.
De même, l’amendement n°1883 a modifié cet alinéa en liant l’intérêt social de la société avec les enjeux environnementaux et sociaux par une virgule et non par la conjonction de coordination d’obligation « et ».5 Le législateur a donc tenté de limiter juridiquement la prise en compte des enjeux socio-environnementaux de la société. Cette atténuation du langage juridique peut laisser croire que le législateur a eu peur de laisser trop de marge de manœuvre d’interprétation au juge. Ce dernier aurait pu voir une obligation de moyen par l’ajout de la conjonction « et » à ce nouvel alinéa et sanctionner les entreprises qui n’auraient pas suffisamment pris en considération lesdits enjeux.
La modification du Code civil ne remet donc pas en cause l’intérêt des actionnaires. L’intérêt de l’entreprise primera toujours puisque les impacts sociaux et environnementaux apparaissent comme secondaires dans cette nouvelle définition de la société.
La modification du Code civil constitue tout de même une avancée historique. C’est la définition même de « société », qui est revisitée.
Une prise en compte des recommandations du rapport Notat-Senard ?
Après avoir écouté de nombreux juristes, dirigeants d’entreprises et de syndicats, Nicole Notat, l’ancienne secrétaire générale du syndicat CFDT et Jean-Dominique Senard, le président du groupe Michelin, ont dévoilé un rapport en mars 2018, à l’origine du volet social de ce projet de loi. Ce rapport, mandaté par le gouvernement est ainsi intitulé : « L’entreprise, objet d’intérêt collectif ».
Le projet de loi voté en octobre est davantage en accord avec les recommandations de ce rapport, en tentant de mettre en avant les intérêts des entreprises plutôt que ceux des actionnaires. Au-delà de la simple inscription d’une raison d’être dans les statuts, le rapport Notat-Sénard préconisait de véritables actions : l’évaluation de l’application de cette raison d’être par un tiers indépendant, la reddition publique des instances de gouvernance ou encore la publication de la performance extra-financière de l’entreprise pour les entreprises qui se seraient dotées d’une raison d’être ou qui seraient devenues « société à mission ». Ces conditions ont été partiellement prises en compte par le projet de loi voté.
Ainsi, le nouvel article 61 septies du projet de loi dispose que : « Un décret en Conseil d’État précise les modalités de vérification annuelle de la mise en œuvre des missions énoncées au 1° par un organisme tiers indépendant, ainsi que la publicité dont cette vérification doit faire l’objet. »6
Le nouvel article prévoit également la création d’un « organe social » chargé de procéder « à toute vérification qu’il juge opportune et peut se faire communiquer tout document nécessaire à l’accomplissement de sa mission ».7 Les pouvoirs de cet organe social sont toutefois assez limités car il n’aura qu’à soumettre un « rapport joint au rapport de gestion » et sera composé que d’un seul salarié au minimum.8
La création des « sociétés à mission », une mesure plus contraignante ?
Une entreprise “doit faire des profits, sinon elle mourra. Mais si l'on tente de faire fonctionner une entreprise uniquement sur le profit, alors elle mourra aussi, car elle n'aura plus de raison d'être”.9 Ces mots d’Henry Ford résument bien l’intention poursuivie par la création des « sociétés à mission », un nouveau statut d’inspiration anglo-saxonne.
Les statuts d’une « société à mission » doivent ainsi définir « une mission qui assigne à la société la poursuite d’objectifs sociaux et environnementaux conformes à sa raison d’être ».10 Les entreprises souhaitant donc aller au-delà de leur objectif de rentabilité en adoptant une mission sociale et/ou environnementale, pourront se voir attribuer cette mention dans leurs statuts. Une entreprise à mission correspond donc à une société lucrative mais avec un objectif social et/ou environnemental.
La vérification de l’application de cette mission sera contrôlée par un organisme tiers indépendant, tel que préconisé par le rapport Notat-Senard. Toutefois, le projet de loi votée permet certes d’évaluer la mission de l’entreprise mais non son comportement. Par exemple, une grande entreprise polluante peut se dire responsable dans sa raison d’être en se définissant comme protecteur de l'environnement, bien qu’en ayant, au contraire, un impact environnemental néfaste par la nature même de ses activités.
Il aurait ainsi été plus efficace d’ajouter à cet organisme tiers indépendant une liste de labels pour pouvoir évaluer l’impact des entreprises sur la société et l’environnement. Un cadre juridique avec des engagements concrets et transparents aurait davantage encouragé les entreprises à aller au-delà des mots et ainsi avoir un véritable impact positif dans la gestion de l’entreprise.
La mise en place d’un organisme tiers indépendant peut s’avérer de plus onéreux pour certaines petites sociétés ou start-up. Or, certains labels internationaux comme Bcorp propose un questionnaire de mesure d'impact totalement gratuit et donc accessible.
Un projet de loi favorisant le socialwashing et le greenwashing ?
De nombreuses ONG, telles que CCFD-Terre Solidaire, Sherpa et la Fondation Nicolas-Hulot pour la Nature et l’Homme, ont critiqué le « verdissement artificiel » de ce projet de loi. Elles considèrent que les modifications du Code civil sont surtout symboliques : elles ne permettraient pas de réellement repenser « la place de l’entreprise dans la société ».11
Ces diverses associations regrettent notamment que le gouvernement n’ait pas pris en compte divers amendements concernant les impacts des entreprises tout au long de leurs chaînes de valeur. Elles déplorent aussi l’influence juridique limitée d’une inscription seulement volontaire de la « raison d’être » dans les statuts des entreprises. La « raison d’être » d’une entreprise n’est pas suffisante si elle n’est pas suivie d’actions concrètes.
Concernant la rémunération des dirigeants, le projet de loi est également moins ambitieux. La publication des écarts de salaire, amendement suggéré par des députés, ne sera pas obligatoire. Or, la transparence sur la rémunération des dirigeants est devenue primordiale dans une société où les inégalités ne cessent d’augmenter. L’évolution « des rémunérations des dirigeants par rapport à la moyenne des rémunérations de l’entreprise » a toutefois été retenue par un amendement.12
Les sociétés à mission se distinguent des entreprises de l’ESS car ces dernières doivent remplir davantage de conditions cumulatives (utilité sociale, gouvernance démocratique et encadrement strict de l’utilisation des profits et de l’enrichissement personnel). Ces conditions permettent de renforcer la crédibilité des entreprises de l’ESS. Sans véritable contrainte, on peut se demander si les sociétés à mission ne seront pas susceptibles d’être accusées de greenwashing ou de socialwashing.
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La création d’un statut juridique optionnel a l’avantage de ne pas mettre la pression sur des entreprises qui souhaitent tout de même avoir un impact positif, sans renoncer pour autant à leur lucrativité. Les entreprises qui choisiront ce statut l’auront fait volontairement. Elles auront ainsi plus à cœur de réaliser des actions concrètes en lien direct avec leur raison d’être.
Toutefois, évaluer uniquement la mission de l’entreprise sans prendre en compte son impact constitue une lacune majeure de ce projet de loi et risque de décrédibiliser les sociétés à mission.
Il faudrait de plus s’assurer que cette évaluation soit reconnue sur le plan international. Et sans la présence d’indicateurs communs et harmonisés à un même secteur, il sera également difficile de comparer l’impact socio-environnemental des entreprises entre elles et par conséquent, de distinguer les sociétés classiques des sociétés réellement engagées.
Concernant les sociétés à mission, la loi PACTE n’a donc pas bouleversé le modèle d’entreprise français, malgré son titre prometteur de « transformation des entreprises ».
Si elle est obtient le vote de l'Assemblée nationale, la loi PACTE devrait entrer en vigueur dès le début de l’année 2019.
Notes :
1 Projet de loi relatif à la croissance et transformation des entreprises, article 61, 9 octobre 2018, page 205.
http://www.assemblee-nationale.fr/15/ta/tap0179.pdf
2 Nicole NOTAT, Jean-Dominique SENARD, « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », Rapport aux Ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Economie et des Finances du Travail, 9 mars 2018, page 4.
https://minefi.hosting.augure.com/Augure_Minefi/r/ContenuEnLigne/Download?id=FAA5CFBA-6EF5-4FDF-82D8-B46443BDB61B&filename=entreprise_objet_interet_collectif.pdf
3 Projet de loi relatif à la croissance et transformation des entreprises, article 61, 9 octobre 2018, page 205.
http://www.assemblee-nationale.fr/15/ta/tap0179.pdf
4 « Le projet de loi PACTE ne réconcilie pas l’entreprise avec les citoyens », Communiqué de presse du 21 septembre 2018 du CCFD-Terre Solidaire.
https://ccfd-terresolidaire.org/infos/rse/le-projet-de-loi-pacte-6217
5 Projet de loi relatif à la croissance et transformation des entreprises, article 61, 9 octobre 2018, page 206.
http://www.assemblee-nationale.fr/15/ta/tap0179.pdf
6 Projet de loi relatif à la croissance et transformation des entreprises, article 61, 9 octobre 2018, page 209.
http://www.assemblee-nationale.fr/15/ta/tap0179.pdf
7 Ibidem. Page 208.
8 Ibidem.
9 Nicole NOTAT, Jean-Dominique SENARD, « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », Rapport aux Ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Economie et des Finances du Travail, 9 mars 2018, page 15.
https://minefi.hosting.augure.com/Augure_Minefi/r/ContenuEnLigne/Download?id=FAA5CFBA-6EF5-4FDF-82D8-B46443BDB61B&filename=entreprise_objet_interet_collectif.pdf
10 Projet de loi relatif à la croissance et transformation des entreprises, article 61, 9 octobre 2018, page 208.
http://www.assemblee-nationale.fr/15/ta/tap0179.pdf
11 « Le projet de loi PACTE ne réconcilie pas l’entreprise avec les citoyens », Communiqué de presse du 21 septembre 2018 du CCFD-Terre Solidaire.
https://ccfd-terresolidaire.org/infos/rse/le-projet-de-loi-pacte-6217
12 « Représentation, parité, obligation d’emploi : les amendements de la loi Pacte qui concernent les salariés », Le Monde, 25 septembre 2018.
https://www.lemonde.fr/emploi/article/2018/09/25/representation-parite-obligation-d-emploi-les-amendements-de-la-loi-pacte-qui-concernent-les-salaries_5359914_1698637.html
BIBLIOGRAPHIE
Projet de loi relatif à la croissance et transformation des entreprises, 9 octobre 2018.
http://www.assemblee-nationale.fr/15/ta/tap0179.pdf
Contribut ion présentée par la communauté française des entreprises certifiées , « LOI PACTE : De la nécessité d’encadrer la mesure d’impact des entreprises », Juillet 2018.
http://www.utopies.com/wp-content/uploads/2014/03/B-Corp_Livre-blanc-2018-V7-08-29.pdf
Alexia EYCHENNE, « Quelle mission pour l’entreprise du XXIe siècle ? », , Août-Septembre 2018, numéro 30.
Erwan NABAT, « Loi Pacte : on ne change pas les entreprises par décret ! », , 19 juin 2018.
https://www.capital.fr/votre-carriere/loi-pacte-on-ne-change-pas-les-entreprises-par-decret-1293774
Nicole NOTAT, Jean-Dominique SENARD, « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », Rapport aux Ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Economie et des Finances du Travail, 9 mars 2018.
https://minefi.hosting.augure.com/Augure_Minefi/r/ContenuEnLigne/Download?id=FAA5CFBA-6EF5-4FDF-82D8-B46443BDB61B&filename=entreprise_objet_interet_collectif.pdf
Catherine QUIGNON, « Représentation, parité, obligation d’emploi : les amendements de la loi Pacte qui concernent les salariés », , 25 septembre 2018.
https://www.lemonde.fr/emploi/article/2018/09/25/representation-parite-obligation-d-emploi-les-amendements-de-la-loi-pacte-qui-concernent-les-salaries_5359914_1698637.html
« Le projet de loi PACTE ne réconcilie pas l’entreprise avec les citoyens », Communiqué de presse du 21 septembre 2018 du CCFD-Terre Solidaire.
https://ccfd-terresolidaire.org/infos/rse/le-projet-de-loi-pacte-6217